Le philosophe Charles Taylor estime qu’il est important de se pencher sur les différentes façons dont les religieux ou spirituels et les non-croyants perçoivent le monde. Dans son livre A Secular Age (2007), il retrace le passage de la société occidentale d’une situation où la croyance en Dieu était incontestée à une situation où elle n’est plus qu’une option parmi d’autres. Pour donner un sens à notre époque séculaire actuelle, Taylor affirme que nous devons apprécier “les différents types d’expérience vécue impliqués dans la compréhension”. [one’s] la vie… en tant que croyant ou non-croyant”. La distinction entre ces expériences vécues découle en partie de l’identification par chaque groupe des conditions dans lesquelles leur vie est plus pleine ou plus digne d’intérêt. Les croyants, selon Taylor, définissent leur lieu de plénitude en référence à Dieu ou à une source spirituelle extérieure. Pour les non-croyants modernes, en revanche, le “pouvoir d’atteindre la plénitude se trouve à l’intérieur”.
En tant que professeur de droit, je pense que l’apprentissage des traditions religieuses et des visions du monde peut améliorer la capacité des juristes à servir les individus issus des diverses communautés religieuses et culturelles du Canada. Un certain degré de connaissance religieuse peut être particulièrement utile lorsqu’un juriste donne des conseils sur des règles juridiques qui mettent en jeu la liberté de conscience et de religion d’un client, ou sa liberté d’association. C’est pourquoi l’un des objectifs de mon séminaire sur le droit et la religion à l’université de Victoria est d’améliorer la littératie religieuse de mes étudiants. Dans ce contexte, la littératie religieuse peut signifier la connaissance des principes fondamentaux des principales traditions religieuses et spirituelles du monde et une certaine appréciation de la complexité de leurs pratiques et croyances. Cependant, il peut être tout aussi important pour les juristes en herbe de s’attaquer aux différentes façons dont les croyants et les non-croyants perçoivent le monde.
Comprendre les autres à travers des histoires
Les histoires sont des outils importants pour améliorer la littératie religieuse. Les universitaires qui enseignent les études religieuses dans divers contextes post-secondaires ont mis en évidence les avantages qu’il y a à plonger les étudiants dans une “expérience historique”, puis à “s’en remettre à l’esprit analytique” pour décortiquer les idéologies et les récits contenus dans cette expérience. Les décisions rapportées qui constituent la jurisprudence du Canada en matière de liberté de religion sont une riche source d’histoires sur les communautés religieuses du Canada. Dans le cadre de mon séminaire sur le droit et la religion, j’utilise ces histoires pour permettre aux étudiants d’explorer des traditions et des pratiques religieuses qui ne leur sont pas familières.
Une histoire sur l’expérience vécue de la croyance
La décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire
A.C. c. Manitoba
raconte une histoire qui aide les élèves à comprendre les différentes expériences vécues par les croyants et les non-croyants. En avril 2006, une adolescente de 14 ans s’est rendue dans un hôpital de Winnipeg pour y recevoir un traitement contre la maladie de Crohn. “A.C.” a déclaré au personnel de l’hôpital qu’elle faisait partie des Témoins de Jéhovah et qu’elle ne consentirait pas à des transfusions sanguines, en raison de sa croyance en l’injonction biblique de s’abstenir de sang. La législation applicable, la loi sur les services à l’enfance et à la famille, a établi une présomption réfutable d’incapacité pour les patients âgés de moins de 16 ans. Bien qu’ayant constaté qu’AC était une personne capable de refuser un traitement médical, le juge de première instance a accordé au directeur des services à l’enfance et à la famille une ordonnance de traitement autorisant des transfusions sanguines forcées. AC a fait appel de cette décision devant la Cour suprême du Canada, arguant en vain que la loi était inconstitutionnelle parce qu’elle l’empêchait de refuser un traitement médical contraire à ses convictions religieuses.
AC v Manitoba est une décision compliquée, qui soulève des questions sur la capacité des mineurs matures et la protection constitutionnelle de la vie, de la liberté et de la liberté religieuse. Dans mon cours de séminaire, cependant, j’utilise la décision principalement comme une lentille à travers laquelle je pose des questions sur la rationalité et sa relation avec la croyance. Nombre de mes étudiants à l’université de Victoria sont des “nones ” religieux – des personnes qui se disent sans religion – qui ont été élevés dans des foyers non religieux. Pour les étudiants de ce point de vue, la décision d’AC de refuser un traitement potentiellement salvateur peut sembler irrationnelle à première vue. Cependant, à mesure que nous analysons les visions du monde et les croyances des Témoins de Jéhovah, le caractère de la décision de l’AC et la justification de l’intervention de la Cour deviennent plus contestés et plus complexes. Qui pourrait dire qu’il est irrationnel de renoncer à une période limitée de l’existence terrestre en échange de la vie éternelle ?
Cela fait donc partie du travail de la littératie religieuse dans les facultés de droit : inciter les étudiants à réfléchir aux concepts fondamentaux de la logique et de la rationalité du point de vue de différentes visions du monde. Dans une société diversifiée, l’amélioration de la littératie religieuse peut nous aider tous – juristes et non-juristes – à intégrer la reconnaissance de différents types d’expériences vécues dans notre prise de décision et notre travail.